NOUVELLE RÉALITÉ - 2

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Les fruits de l’action

1274 Plénitude

1274 Plénitude

Je pensais aujourd’hui à toutes ces pages et ces cahiers du Journal qui s’accumulent. Est-ce que je devrais commencer à le mettre au net, à en faire quelque chose, à l’enregistrer pour le faire taper ? C’est un gros travail pour lequel il faudrait que je laisse tomber autre chose, et est-ce qu’il a vraiment une valeur, en dehors d’être une trace de mon passé ? Je crois que ce n’est pas encore le moment de m’en occuper, laissons-le encore dormir quelques années. L’an dernier, je pensais faire un livre sur ma peinture, je n’en suis plus aussi convaincu aujourd’hui. Je suis moins porté à avoir des buts concrets, à produire des objets finis qui servent à quelque chose, mais plus à pratiquer des exercices, même s’ils ne mènent à rien : l’exercice pour l’exercice. Comme pour la calligraphie, à force d’en faire tous les jours, de grandes piles de feuilles s’accumulent sur ma table. De la même manière, mes cahiers de notes s’accumulent en haut de mon placard, ces petites peintures s’empi­lent dans un cartable, et chaque matin je remplis des cahiers d’idéogrammes chinois en pratiquant mon vocabulaire ; c’est l’exercice, la pratique qui sont importants, pas les traces qu’ils laissent sur le papier. 

Les vieux cahiers d’école, une fois que l’année est finie, on les range dans un coin et on ne les rouvre jamais ; l’année suivante, on en commence d’autres. C’est comme la vie, on vit dans le présent et le passé est mort, même si on en garde des souvenirs. Je me demande parfois si tout ce que je fais sert à quelque chose, comme si c’était le fait de servir qui justifierait que je le fasse. Mais c’est un faux problème, car c’est la pratique, l’exercice qui sert à quelque chose, quelque soit la chose qu’on fait ; le but, les fruits de l’action ne servent à rien, comme dit la Bhagavad-Gita, il ne faut pas s’y attacher. C’est une vision complètement différente de la vie : méditer, faire le ménage ou le jardin, lire, peindre, écrire, tout a autant d’importance, ou peut-être aussi peu d’importance. On ne crée rien de permanent, rien d’autre qu’une manifestation temporaire de notre esprit, qui parfois se cristallise dans une forme matérielle. Mais alors, il faut veiller à ne pas s’attacher à ces traces matérielles, ou peut-être les détruire, si le temps ne les détruit pas assez vite… 

Malgré quelques petits nuages qui bouchent l’horizon à l’ouest, un beau crépuscule ce soir : le ciel est violet et le lagon jaune pâle… 

Je suis encore attaché aux traces concrètes de mes actions, mais un peu moins quand même. Si je passe plus facilement du temps à des actions qui ne produisent rien de tangible, je n’en suis pas encore au wu wei*, ou à la vie des moines zen, mais je m’y dirige lentement ; et je perds peu à peu l’idée que je dois justifier de mon emploi du temps par des fruits matériels. 

Une dernière tache orange sur le lagon et il fait presque nuit, la lune s’est levée derrière mon dos et est presque pleine… 

Tahiti, c’est quand même pas mal !


Wu wei (chinois) : littér. ne pas faire, non-action. Le wu wei est une philosophie de vie prônée par les taoïstes, qui consiste à s’abstenir de toute intention d’accomplir quoi que ce soit. Le pratiquant du wu wei se contente de suivre le flux de la vie en répondant spontanément aux besoins et aux demandes qui se présentent.

 

5 septembre 1987, Faaa (Tahiti)

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