Dharma ou réalité
J’ai envie de recommencer à lire de la fiction. Je suis saturé du Dharma*, de la lecture du Dharma : ce n’est qu’un autre samsara*, dans lequel je tourne en rond depuis des années. En fin de compte, il me semble que je n’apprends pas grand-chose (que je puisse mettre en pratique) : j’oublie surtout !
Je ne crois pas que le Dharma puisse résoudre les problèmes de notre époque, et changer la société, car l’opinion publique, les médias, ne sont pas près de revenir à la religion ; plus personne ne peut la prendre au sérieux, lui faire confiance. Seuls quelques individus superstitieux et marginaux peuvent encore y trouver un espoir. Pour se vendre avec succès, il faudrait que le Dharma se travestisse complètement : qu’il ne soit plus reconnaissable ; et renonce complètement à son attachement à ses lignées, ses traditions et sa terminologie. Car son essence est toujours valable ; ce sont ses formes qui ne sont plus acceptables. Le curé, le gourou, le lama ont fait leur temps, et n’ont plus accès au pouvoir, en dehors de leur petit cénacle de crapauds de bénitier dévots et naïfs. Ils ne peuvent plus déplacer les foules et les émouvoir suffisamment pour les faire changer de direction.
Car toutes les idées sur le spirituel ou la religion, qu’elles soient romantiques ou cyniques, ne sont que des idées, impermanentes et vides : de la fiction. La réalité, elle, est précisément l’absence de réalité, l’éternelle mouvance de toutes choses, de toutes idées, qui s’imbriquent en de nouvelles fictions, ou en fictions de fictions, sans aucun point de référence stable et fiable. C’est un enchevêtrement d’interrelations fugaces qui s’embourbent dans la mémoire de perceptions illusoires ; un non-sens récurrent et indélébile qui s’insinue sans relâche dans notre esprit et tapisse nos neurones d’incertitude. Aucun des concepts sur lesquels nous fondons notre réalité objective ne résiste à une investigation poussée. Lorsqu’on élimine les béquilles conceptuelles qui maintiennent debout le château de cartes de l’existence phénoménale, et qu’on l’accule en dehors du langage discursif de l’esprit, tout notre monde, tout notre univers, s’effondre, et disparaît dans le vide, absorbé par un trou noir…
* Dharma (sanscrit ; pali : Dhamma) : la doctrine du Bouddha, un des Trois Joyaux, avec le Bouddha et la Sangha. Dans un sens plus général, tout enseignement ou chemin spirituel.
* Samsara (pali) : littér. transmigration perpétuelle. Désigne le cycle des renaissances – le monde conditionné dans lequel nous vivons – qui, tant que nous n’en avons pas perçu la nature illusoire et le considérons comme la seule réalité, est comparé par le Bouddha à un océan de souffrance.
23 janvier 1996, Hua Hin